Sujet

S. Fainzang, 2006 : La relation médecin- malade : information et mensonges, Paris, Presses Universitaires de France, p. 126

Extrait :

« (…) Un oncologue confronte les résultats de la prise de sang qu’a subi une patiente, atteinte d’un cancer de l’appareil digestif, avec ses examens précédents :
Le médecin : « C’est remonté, mais il y a rien qui a bougé. »
La patiente : « ? »

(La patiente me confirmera plus tard qu’elle n’a pas compris ce qu’il voulait dire, mais qu’elle a supposé qu’il y avait tout lieu de s’inquiéter.)

Le médecin : « Y a quelque chose qui se passe mais vaudrait mieux reprendre la chimio. »
La patiente : « Pfff ! »

Le médecin : « Les images n’ont pas bougé, mais il faut jouer la carte de la prudence. »

La patiente, résignée : «Ben, s’il faut ! »
Le médecin : «Ce n’est pas obligatoire, on peut attendre septembre, mais pour nous (sous- entendu : l’équipe médicale), il vaudrait mieux. N’Y a pas d’urgence ! La logique voudrait qu’on le fasse ; ça veut dire que la maladie bouge ; il faudrait reprendre. »

(La patiente est perplexe. Devant les précautions prises par le médecin pour ne pas l’alarmer, qui lui laisse entendre, à cette fin, que ce traitement n’est pas obligatoire, elle ne sait pas ce qu’elle doit décider et comment elle doit interpréter les paroles du médecin.)

La patiente : « Ah bon. Moi, j’croyais que c’était fini, mais si ça revient ! » (Dit- elle pour signifier qu’elle est prête à s’y soumettre s’il le faut).
Le médecin : « Non, non, ça revient pas. Pourquoi, ça vous embête ? Vous n’aviez pas pensé la reprendre, la chimio ? »

La patiente : « Ça pourrait reprendre dans le sang ? »

Le médecin : « La cinétique, on ne sait pas trop. »
La fille de la patiente intervient : « Est-ce qu’il se pourrait pas que ça soit caché et que vous ne le voyiez pas ? Vous voyez tout là-dessus ? » (Le ce ou le ça exprime l’indicible.)
Le médecin : « Le bilan de votre foie, il est bon. »
La patiente : « J’en avais un tout petit au lobe du poumon droit. Est-ce qu’il est parti ? » (On remarque l’usage du « en » qui fait référence à quelque chose qui n’est jamais nommé, à aucun moment de la consultation).
Le médecin : « Là, on voit plus rien. »
La patiente : « Oui, mais y en avait un tout petit qui y était pas au début ! »
Le médecin : « L’évolution est favorable ; le petit nodule, on le voit plus. On peut tempérer et refaire un scanner dans un mois, si vous voulez. »

(Le médecin veut limiter l’inquiétude du patient et lui montrer que la situation n’a pas un caractère de gravité, plongeant dans le trouble la patiente qui est pourtant disposée à reprendre la chimio thérapie- même si ce n’est pas de gaieté de cœur – si le besoin s’en fait sentir.)

La patiente : «Mais ça risque pas de se déclencher en vitesse ? C’est ça qui me fait peur ! Si vous croyez qu’avec une chimio ça serait mieux …. »

(La patiente essaie d’amener le médecin à lui dire avec conviction qu’il faudrait reprendre une chimio thérapie car elle craint de ne pas faire le traitement nécessaire, tandis que le médecin essaie de retarder sa décision, pensant que la patiente redoute la thérapie et la signification qu’aurait pour elle sa reprise.)

Le médecin : « C’est plus prudent ; moi, c’est le conseil que je vous donnerais. »
La patiente hoche la tête.
Le médecin : « Si vous voulez, on attend fin juillet pour couper la poire en deux. »
La fille de la patiente : « Il vaudrait mieux que tu en refasses ; ça serait dommage que ça reparte !»

Le médecin : « Vous n’inquiétez pas ; un mois de délai, ce n’est pas … Le scanner, il ne bougera pas en un mois. On va juste faire une prise de sang pour voir les marqueurs. Si ça monte, on verra. »

Le médecin la salue et sort du cabinet de consultation. Il dicte le compte rendu de consultation :
« Cancer du côlon avec métastases hépatiques et pulmonaires. Dans ces conditions, je propose à la patiente de reprendre une chimio, mais la patiente préfère surseoir. » (…) »

 

1e partie (11 pts)

Question 1  (4 pts) – Le texte de S. Faizang renvoie au concept de « maladie».

a) Proposez une définition de ce concept, selon vos propres termes, qui soit pertinente en anthropologie et/ou en sociologie et illustrez-le à partir des éléments du texte (2 pts)
b) Choisissez un concept parmi les suivant : « normes sociales », « déviance », « soin », « représentations sociales », statut social ». Définissez-le et illustrez-le à partir des éléments du texte (2 pts)

Question 2  (4 pts)

a) Définissez le concept de « rôle social » (1pt)
b) Expliquez en quoi la situation de la patiente renvoie aux dimensions du rôle social et justifiez en utilisant des citations du texte (3 pts)

Question 3  (3 pts) – En vous référant au concept d’ « individu » étudié en cours, expliquez comment, dans ce texte, la patiente devient progressivement « sujet du roi ».

 

2e partie (8 pts)

Question 4  (8 pts)

a) Décrivez une situation d’incompréhension entre soignants et soignés, que vous avez connue et à laquelle ce texte vous fait penser.
b) Proposez au moins une explication à l’attitude du patient avec mobilisation des concepts de l’UE 1.1 S2 et explicitez les conséquences sur la relation soignant-soigné.

Correction

Question 1 

a) Selon G. Canguilhem, 1964: Le Normal et le Pathologique, PUF: «Evênement biologique et social affectant un individu particulier et son entourage, reconnu par son groupe comme contraire à la normalité et à l’ordre du corps comme de la société, limitant ses choix de vie et sa capacité d’adaptation ».

Illustration avec les éléments du texte (1 pt)

L’évènement biologique : le cancer de l’appareil digestif

L’événement social : la vie de la patiente est bouleversée (« il y avait tout lieu de s’inquiéter »), elle est présentée comme « inquiète », voire apeurée, et troublée L’individu et son entourage : ici, la fille de la patiente est présente auprès de sa mère et s’inquiète de son état
L’anormalité reconnue par le groupe : pour le médecin, il s’agit bel et bien d’une perte de la santé (norme), marqué par le « nodule », et pour la fille
Le corps est lui aussi déviant : « J’en avais un tout petit au lobe du poumon droit », « y en avait un tout petit qui y était pas au début »
Ces choix sont ici limités par l’imprécision des propos du médecin _ ce qui limite aussi ses capacités d’adaptation, bien qu’elle soit prête à reprendre « le traitement nécessaire »

b) Normes sociales : Ma définition car plus d’une centaine d’acceptions du terme en sciences humaines : « Les normes sont les règles élaborées par une société pour y codifier tous les domaines de l’activité humaine. Elles sont extérieures à l’individu, propres au groupe ; elles sont donc différentes des règles (de morale, de conduite), qu’on s’impose à soi-même. Les normes manipulent un certain nombre de valeurs défendues par la société et qui renvoient à des idéaux collectifs. En cela, elles manifestent une certaine stabilité dans le temps, mais elles évoluent elles aussi. Elles induisent un certain nombre de contraintes, qui ne sont pas forcément légales. Le regard de l’autre est souvent le premier signe d’une déviance vis à vis de ces normes ».

Déviance : Selon Léon Gani, in : P. Akoum et P. Anzard, 1999 : Dictionnaire de Sociologie, Le Seuil : « Non-respect, volontaire ou non, par un individu ou un groupe, des règles et modèles comportementaux et/ou idéologiques reconnues par un groupe. Elle peut être liée à l’impossibilité de se conformer aux normes, à la volonté de les transgresser, voire de construire de nouvelles règles ».

Représentations sociales : d’après Denise Jodelet, 1989 : Les représentations sociales, PUF : « Formes de connaissances socialement élaborées et partagées, distinctes de la connaissance scientifique, ayant une visée pratique, notamment celle d’une construction d’une réalité commune à un ensemble, ou groupe, social ». Ce sont donc des systèmes d’interprétations, qui régissent notre relation au monde et aux autres, orientent et organisent les conduites et les communications sociales, ainsi que l’intégration au groupe et la transmission des savoirs.

Soin : D. Bonnet et L. Pourchez, 2007 : Du soin au rite dans l’enfance, éd. Eres : « Unité minimale de contact ou d’interaction entre deux individus, orientée vers un but hygiénique, thérapeutique ou affectif ».

Statut social : P. Ansart, in : P. Akoum et P. Anzard, 1999 : Dictionnaire de Sociologie, Le Seuil : « C’est la position, la place, la situation qu’une personne occupe dans un groupe, et qui lui est reconnue par l’ensemble du groupe. Certains sont héréditaires (statuts nobiliaires), d’autres conférés par la parenté (statut de père, mère, oncle…), par le travail, le passage d’un concours ou d’une épreuve, par des performances économiques, politiques, intellectuelles, artistiques… »

Illustration des concepts avec les éléments du texte (1 pt)

Normes sociales : Elles concernent ici l’attitude attendue d’un patient qui a déjà subi une chimiothérapie et doit continuer la surveillance de son corps, et se rendre à des rendez-vous réguliers avec son médecin oncologue.

  • Le déroulement de la consultation (prise de parole alternée),
  • Les devoirs du médecin qui tente de recueillir le consentement éclairé de la patiente (« si vous voulez ») sans l’effrayer (« les précautions prises par le médecin pour ne pas l’alarmer »), mais en lui donnant un « conseil »,
  • Le droit du malade à exprimer son avis,
  • Mais aussi son devoir « qu’elle est prête à s’y soumettre s’il le faut »
  • La dictée du « compte rendu de consultation »… sont autant de normes propres au domaine des soins. (d’autres normes sociales, relevant d’autres domaines _ famille, religion, …, concernent le devoir social pour une fille d’accompagner son parent dans l’épreuve et le fait de ne pas nommer le cancer : « l’usage du « en » qui fait référence à quelque chose qui n’est jamais nommé » ou « ce ou le ça exprime l’indicible »)

Les valeurs sous-jacentes à cette consultation concernent les droits et devoirs des patients et des professionnels de santé, l’idéal collectif étant le partenariat dans le soin.

Pour le médecin, la contrainte est de ne pas imposer une nouvelle chimiothérapie, pour la patiente il s’agit de parvenir à comprendre l’enjeu réel de sa décision.
Le regard de l’autre est ici celui du médecin, qui estime que « la patiente préfère surseoir », alors qu’il serait normal, « dans ces conditions », de « reprendre une chimio »

Déviance – La patiente « dévie » en ne se comportant pas comme elle est censée le faire _ prendre la décision éclairée de « reprendre une chimio » _, involontairement, puisque malgré ses efforts, « elle ne sait pas ce qu’elle doit décider et comment elle doit interpréter les paroles du médecin ». Elle est donc amenée à ruser (« La patiente essaie d’amener le médecin à lui dire avec conviction qu’il faudrait reprendre une chimio thérapie »), ce qui n’est pas le comportement prescrit à un malade.

Elle est donc dans l’impossibilité de se conformer aux normes, alors qu’elle est « qu’elle est prête à s’y soumettre s’il le faut »

Le manque de clarté des propos du médecin peut aussi être considéré comme une déviance par rapport à l’obligation de délivrer des informations objectives et compréhensibles, ainsi que sa stratégie pour limiter l’angoisse de la patiente (« le médecin essaie de retarder sa décision, pensant que la patiente redoute la thérapie et la signification qu’aurait pour elle sa reprise »).

En cela, sa déviance vient de sa volonté de transgresser les règles.

Représentations sociales – Les formes de connaissances socialement élaborées et partagées (par le médecin, la patiente, sa fille) concernent ici le cancer et la chimiothérapie, mais aussi ce que doivent faire malade et médecin.

L’organisation des conduites des 3 acteurs présents reposent sur ces représentations (= normes sociales), ainsi que les mots employés (ne pas nommer le cancer : « l’usage du « en » qui fait référence à quelque chose qui n’est jamais nommé » ou « ce ou le ça exprime l’indicible », ni les métastases : « un tout petit au lobe du poumon droit »)Cependant, les modalités de la communication qui entraînent l’incompréhension de la patiente et de sa fille montrent que celle-ci ne repose pas sur les représentations partagées.

L’intégration et la transmission des savoirs entre malade et médecin sont donc limités _ alors que le médecin souligne qu’il partage les mêmes représentations avec ses collègues : « pour nous (sous- entendu : l’équipe médicale), il vaudrait mieux »

Soin – L’interaction entre deux individus devant être en présentielle, le contexte du soin est bien présent ici. L’objectif thérapeutique du médecin est clair : « les précautions prises par le médecin pour ne pas l’alarmer » relèvent d’un objectif « affectif » care. En revanche, le manque de clarté des propos du médecin est moins du « soin »… La fille prend aussi soin de sa mère (but affectif) : « Il vaudrait mieux que tu en refasses ; ça serait dommage que ça reparte »

Statut social – Le statut du médecin lui est reconnu par ses diplômes, et sa formation spécialisée en oncologie. Celui de la patiente lui est conféré par sa prise en charge médicale, et son statut de « malade » par sa pathologie (les 2 ne sont pas synonymes). Le statut social de la fille tient de la parenté.

Cependant, en plus de ces statuts reconnus, la patiente a peut-être, pour le médecin, le statut d’ « irresponsable », puisque « Dans ces conditions, je propose à la patiente de reprendre une chimio, mais la patiente préfère surseoir »…

 

Question 2 

a) Les étudiants doivent d’abord donner une définition du rôle social. Selon celle donnée en cours : d’après R. Chappuis et R. Thomas, 1995 : Rôles et statuts, PUF.

Le rôle renvoie à des modèles de conduites en fonction d’un des statuts d’un individu (la place qui lui est reconnue dans un groupe). (0.25)

Le rôle a toujours 3 dimensions, qui ne correspondent pas toujours les unes aux autres :

  • le rôle prescrit par le groupe (ce que je dois faire), (0.25)
  • le rôle interprété par l’individu (ce que je veux faire) (0.25)
  • et le rôle réel (celui que je peux réaliser en fonction des conditions matérielles et des possibilités réelles). (0.25)

b) Dans le texte, la patiente a un rôle prescrit : elle doit donner son « consentement éclairé », ce qui sous-entend qu’elle comprend tous les éléments de la situation grâce aux informations données par le médecin. Elle doit aussi « adhérer » au traitement et à la prise en charge proposés. (1pt)

Mais la patiente interprête aussi son rôle : elle tente de « peser le pour et le contre, non pas en raison seule des attendus thérapeutiques des traitements qu’on leur propose, mais des risques ou des effets non sanitaires qui y sont attachés. »
Aussi, elle cherche à « recueillir les éléments lui permettant de mesurer cette gravité (de sa pathologie) et cette nécessité » (de la reprise d’une chimiothérapie).

Cette recherche d’information s’avérant infructueuse, elle montre qu’elle est prête à se soumettre à nouveau à la chimiothérapie « s’il le faut ». (1pt)

Cependant, réellement, son rôle, en tant que « patiente » (statut social) sera d’ » attendre pour reprendre le traitement », puisque le médecin est persuadé que c’est bien cela qu’elle souhaite. (1pt)

Toutes autres réponses pertinentes mobilisant les différentes dimensions sociales peuvent être prises en compte.

 

Question 3 

« L’individu est un sujet comme l’est un sujet du verbe, c’est-à-dire auteur et parfois maître de ses actes, mais il est aussi sujet comme l’est le sujet du roi, c’est-à-dire en partie assujetti ou inféodé à une force qui le dépasse».

L’individu malade est donc à la fois, mais parfois plus l’un que l’autre, acteur de sa santé et de sa maladie, et/ou patient « passif », (1pt)

Tous les éléments ci-dessous ne sont pas attendus :

Selon la définition, le malade est donc tantôt acteur et sujet de soins, tantôt « objet » de soins — son statut oscille en fait souvent entre les deux. (0.25)

Dans le texte, la patiente est placée en situation d’acteur (« sujet du verbe ») puisqu’elle est censée prendre une décision la concernant : « le professionnel de santé essaie de recueillir l’assentiment du patient, non seulement parce que la loi l’y oblige, mais pour que la prise en charge soit la plus favorable (0.75) possible et qu’elle emporte l’adhésion du malade »

« dit- elle pour signifier qu’elle est prête à s’y soumettre s’il le faut »

« elle craint de ne pas faire le traitement nécessaire »

Mais progressivement, sa difficulté à comprendre le discours du médecin, son interprétation des propos du soignant,

« La patiente me confirmera plus tard qu’elle n’a pas compris ce qu’il voulait dire, mais qu’elle a supposé qu’il y avait tout lieu de s’inquiéter »
« comment elle doit interpréter les paroles du médecin »

la conduisent à devenir « passive » (« sujet du roi ») car dépassée et incapable de choisir.

« La patiente est perplexe. (…) elle ne sait pas ce qu’elle doit décider »
« Elle s’en remet donc à l’avis du médecin » (1pt)

La patiente dira finalement le contraire de ce qu’elle souhaite :

« plongeant dans le trouble la patiente qui est pourtant disposée à reprendre la chimio thérapie- même si ce n’est pas de gaieté de cœur – si le besoin s’en fait sentir »
« En fait, en aucun moment la patiente n’a laissé entendre qu’elle préférait attendre pour reprendre le traitement. »

Sa confidence à l’anthropologue montre bien que la décision qu’elle a énoncée n’a pas réellement été prise par elle.

« La décision de différer est prise par le médecin, alors que la patiente aurait préféré agir vite, comme elle me le confirmera plus tard »

 

Question 4 

La réponse doit présenter :

  • une réflexion, même succincte, sur les raisons de l’incompréhension (langue différente, dont jargon médical incompréhensible pour le patient, évaluation de la situation et/ou priorités différentes, etc.)
  • une explicitation des conséquences : perte de confiance, agressivité, etc.
  • pertinence de l’exemple

Clarté de l’expression

La situation est décrite avec précision, clarté, concision (méthodologie type QQOCQP)